Estimation des dommages sur les pertes de récoltes de la ferme France
(1) Dorothée Kapsambelis - Département R&D Modélisation, CCR
(2) David Moncoulon - Département R&D Modélisation, CCR
(3) Jean Cordier - Institut Agro Rennes-Angers, Économie et Gestion, UMR SMART
INTRODUCTION
Les risques climatiques engendrent des pertes en quantité et en qualité sur les productions végétales des exploitations agricoles et fragilisent leur économie[1]. Sur la période 1980-2004, le montant annuel moyen des dommages à la suite d’événements climatiques s’élève à 1,2 Md€ sur la France métropolitaine[2]. Ce montant est de 1,95 Md€ sur la période 2015-2020. Le changement climatique serait une des principales causes de cette augmentation significative de la sinistralité moyenne annuelle[3]. Le montant de la sinistralité est d’autant plus important lors d’un événement extrême, comme la sécheresse de 2003, dont le chiffrage des dommages s’élève à 4 Md€ pour la France métropolitaine[4]. Ce type d’événement est celui dont la gestion est la plus complexe pour l’ensemble des acteurs du risque, car du fait de son caractère systémique, il ne permet pas une mutualisation des sinistres à l’échelle du territoire.
En France, afin de mieux soutenir le revenu des exploitations agricoles en cas d’événement climatique extrême, une réforme de la gestion des risques est en cours d’élaboration. Dans ce contexte, la loi du 2 mars 2022 prévoit un système à trois étages où chaque acteur – Agriculteur-Assureur-État – prend en charge une partie de la sinistralité. Pour quantifier l’allocation nécessaire de l’État et les fonds propres requis par les assureurs, le chiffrage du coût des événements climatiques extrêmes intégrant l’impact du changement climatique est nécessaire.
Cet article présente la chaîne de modélisation développée par CCR : celle-ci intègre le développement d’un nouvel indice agro-climatique représentant les aléas de sécheresse et d’excès d’eau à fine échelle sur le territoire, un modèle de dommages permettant la simulation des pertes de récoltes à l’échelle départementale et une descente d’échelle permettant d’évaluer les dommages économiques à l’échelle de l’exploitation agricole. Ce modèle d’impact est également utilisé pour réaliser des projections à horizon 2050 pour prendre en compte l’effet du changement climatique.
Ce travail a fait l’objet d’une thèse en partenariat avec l’Institut Agro-Rennes et Météo-France, sous la direction de Jean Cordier et de David Moncoulon soutenue le 12 juillet 2022.
MÉTHODOLOGIE
Données utilisées
Les données sur les productions végétales sont issues de deux sources : - l’AGRESTE qui référence par département et par culture les surfaces et les rendements depuis 1989 jusqu’en 2020 ; - le RICA public (Réseau d’Information Comptable Agricole) qui présente les productions développées sur un échantillon représentatif d’exploitations agricoles qui ont une production brute standard d’au moins 25 000 euros en France métropolitaine. Cet échantillon est constitué d’environ 7 000 exploitations agricoles chaque année sur l’historique 2000-2019 dont la localisation géographique est à l’échelle des régions administratives. Les données climatiques de précipitations et d’évapotranspiration potentielle sont issues de la base de données SAFRAN sur l’historique 1989-2018 sur une grille de 8 x 8 km sur la France métropolitaine. Les projections climatiques en 2050 sont réalisées à partir des simulations ARPEGE-Climat à climat constant fournies par Météo-France selon le scénario d’émissions RCP 8.5 du GIEC. L’étude réalisée se concentre sur les céréales à paille (blé tendre d’hiver et orge d’hiver) et sur les prairies
Modélisation de l’impact du changement climatique sur les pertes de récoltes à l’échelle départementale
Le lien entre le climat et les pertes de récoltes est réalisé par la création d’un nouvel indice climatique basé sur l’anomalie décadaire cumulée du bilan hydrique, et qui représente les événements extrêmes de sécheresse et d’excès d’eau. Cet indice est corrélé aux pertes de récoltes et est calculé sur une maille de 8 km par 8 km sur la France métropolitaine. Cette grille est croisée avec le référentiel parcellaire graphique pour prendre en compte l’occupation du sol. Le modèle développé permet d’associer à chaque valeur d’indice (en mm) une valeur de pertes de récoltes départementale par culture (%) en ajustant sur l’historique deux courbes de dommages permettant de prédire la survenance des sinistres et le montant des pertes en cas de sinistre.
Le modèle ARPEGE-Climat de Météo-France est ensuite utilisé pour modéliser l’impact du changement climatique. Ce modèle simule 400 répétitions de l’année cible 2000 et 400 répétitions de l’année 2050 selon le scénario RCP 8.5 du GIEC. Cette méthode permet d’envisager un large spectre de scénarios possibles dont les événements extrêmes, qui sont rares par définition. Les variables climatiques de précipitations et d’évapotranspiration sont en sorties du modèle ARPEGE-Climat, à partir desquelles l’indice est recalculé et les pertes de récoltes départementales et nationales simulées.
Descente d’échelle
Afin de simuler les pertes de récoltes à l’échelle de l’exploitation agricole, une méthodologie de descente d’échelle entre les bases de données AGRESTE et RICA public est établie en étudiant la distribution des pertes de récoltes individuelles et la moyenne nationale de pertes de récoltes. Cette étude permet de construire une relation polynomiale d’ordre 2 entre l’écart-type des pertes de récoltes individuelles et la moyenne nationale de pertes de récoltes. Une fois cette relation établie, les pertes de récoltes à l’échelle agricole sont simulées en utilisant une loi deWeibull centrée autour des paramètres de moyenne et d’écart-type. Cette méthodologie permet d’analyser la distribution des pertes de récoltes individuelles sur le climat 2000 et le climat 2050 par culture et d’en déduire un profil de risque par filière agricole.
Figure 1A – Évolution des valeurs moyennes de l’indice agroclimatique entre le climat 2000 et le climat 2050 (RCP 8.5).
Figure 1B – Évolution des valeurs décennales de l’indice agroclimatique entre le climat 2000 et le climat 2050 (RCP 8.5)
RÉSULTATS
L’aléa – Exemple de la sécheresse
La Figure 1A présente l’évolution moyenne annuelle de l’indice agroclimatique (DOWKIsech) entre le climat 2000 et le climat 2050 : sur le climat futur, il est observé un assèchement généralisé sur la France métropolitaine. Le déficit hydrique est encore plus marqué sur le pourtour méditerranéen et le Bassin aquitain. La figure 1B présente l’évolution des valeurs décennales de l’anomalie de bilan hydrique. Les résultats montrent que la sécheresse décennale augmente en intensité à horizon 2050. L’anomalie cumulée de bilan hydrique tend à s’homogénéiser sur le territoire métropolitain avec une évolution plus marquée dans la moitié nord de la France (le Bassin parisien), très productrice en céréales.
Dommages économiques à l’échelle nationale
La Figure 2 présente les pertes économiques des exploitations agricoles pour les trois cultures étudiées sur le climat 2000 et sur le climat 2050 à la suite d’événements de sécheresse et d’excès d’eau. Les pertes économiques annuelles moyennes sont de 1,2 Md€ en 2000 et de 1,5 Md€ en 2050, soit une évolution de 22 %. Sur ces montants des dommages, les prairies représentent environ 70 % de la sinistralité. Les pertes décennales augmentent de 34 % entre le climat 2000 et le climat 2050 passant de 2 Md€ à 2,6 Md€. Ces résultats montrent que quel que soit le système de gestion des risques mis en place, il doit avoir la capacité de constituer rapidement des réserves pour indemniser les producteurs et faire face aux événements extrêmes dont la fréquence augmente à horizon 2050.
# événements extrêmes
# pertes de récoltes
# changement climatique
# modélisation
# dommages économiques
Estimation des pertes individuelles par secteur de production
La Figure 3 présente la distribution des pertes de récoltes des agriculteurs sur le climat 2000 et sur le climat 2050 pour le blé tendre d’hiver sur un événement moyen, décennal, vingtennal et cinquantennal par classe de pertes de récoltes individuelles. Les seuils choisis pour illustrer cette distribution de pertes de récoltes sont de 25 % (franchise actuelle de l’assurance récolte) et 50 % (seuil de pertes de récoltes extrêmes). Sur un événement moyen (5 % de pertes de récoltes à l’échelle de la France métropolitaine), 90 % des agriculteurs enregistrent des pertes inférieures à 25 % dont 50 % à taux de perte nul à climat actuel et futur. Cela signifie que ces événements sont locaux et non systémiques. Sur les événements extrêmes, le nombre d’exploitations agricoles enregistrant des pertes augmente avec l’effet du changement climatique. Pour un événement cinquantennal, seulement 11 % des exploitations agricoles n’enregistrent pas de pertes. Cependant, les pertes extrêmes (>50 %) sont peu nombreuses (elles concernent moins de 3 % des exploitations agricoles). Le montant national des dommages est donc la somme de pertes de récoltes modérées à l’échelle de l’exploitation agricole et ces risques climatiques extrêmes s’intensifient en termes d’étendue spatiale à climat futur
Figure 2 – Pertes économiques des agriculteurs (M€) sur les cultures de blé tendre d’hiver, orge d’hiver et prairies sur le climat 2000 et le climat 2050 en fonction de leur période de retour.
Figure 3 – Part des agriculteurs (%) en fonction de leur niveau de pertes de récoltes sur le climat 2000 et le climat 2050 pour un événement moyen, événement décennal, vingtennal, cinquantennal sur le blé tendre d’hiver.
Figure 4 – Part des agriculteurs (%) en fonction de leur niveau de pertes de récoltes sur le climat 2000 et e climat 2050 pour un événement moyen, événement décennal, vingtennal, cinquantennal sur les prairies.
LES PARTENAIRES
L’unité Mixte de Recherche “SMART-LERECO” a été officiellement créée le 1er janvier 2017, dans la continuité d’un projet scientifique qui a rassemblé des économistes de l’UMR SMART de Rennes et de l’UR LERECO de Nantes. Cette UMR regroupe recherche et enseignement en économie appliquée à l’agriculture, à l’agroalimentaire et à l’environnement.
La recherche s’articule autour de 2 grands axes : Organisations, structures et performances (OSP) et Production et marchés agricoles
Pour les céréales, le risque extrême climatique impacte un nombre important d’agriculteurs car plus de 70 % d’entre eux enregistrent des pertes. Cependant, ces pertes sont modérées. En effet très peu d’agriculteurs enregistrent des pertes supérieures à 50 %. À l’échelle de la France métropolitaine, ce type de risque est qualifié d’horizontal et systémique : c’est le cumul de pertes modérées sur un nombre important d’agriculteurs qui entraîne un montant des dommages économiques important.
Ces résultats illustrent la difficulté de mutualisation du risque à l’échelle du territoire français métropolitain. Ils mettent également en évidence le fait que la gestion des risques extrêmes ne doit pas se focaliser sur des niveaux de perte individuels très élevés mais sur un cumul de pertes.
La même analyse est réalisée sur les prairies et présentée en Figure 4. Sur un événement moyen, 30 % des agriculteurs n’enregistrent pas de pertes. Ce chiffre est bien inférieur à celui obtenu sur les céréales, mais néanmoins, le risque moyen reste mutualisable car il n’est pas systémique. En revanche, sur les événements cinquantennaux, le nombre d’agriculteurs enregistrant des pertes extrêmes (>50 %) évolue par rapport au climat 2000 et représente plus de 20 % des exploitations agricoles. Par ailleurs, les exploitations agricoles sans pertes de récoltes sont marginales. Ces sécheresses sont systémiques et leur intensité est extrême.
Ainsi pour les prairies, les sécheresses extrêmes présentent, à climat actuel, un profil comparable à celui des céréales à paille. En revanche, sur le climat futur, le profil de risque change. À l’échelle de la France métropolitaine, le montant des dommages résulte à la fois d’une forte étendue du risque (tous les agriculteurs sont impactés) avec des pertes de récoltes individuelles élevées. Ce profil de risque est qualifié de horizontal et vertical.
CONCLUSION
Cette étude permet de modéliser l’impact du changement climatique en termes de dommages économiques sur les productions agricoles jusqu’à l’échelle individuelle. Cette méthodologie innovante, ayant pour cible les événements extrêmes, permet d’anticiper les risques et de les chiffrer, ce qui est nécessaire pour évaluer un système de gestion des risques adapté et pérenne dans le futur. Les résultats montrent une augmentation de l’exposition aux risques de sécheresses extrêmes des céréales à paille et des prairies. Sur ce périmètre, le seuil de 2,6 Md€ de dommages serait dépassé en moyenne tous les 10 ans si toute la ferme France était assurée. L’analyse de la distribution des pertes de récoltes à l’échelle de l’exploitation agricole met en évidence un profil de risque différent selon les filières. Pour les céréales à paille, le risque extrême climatique est horizontal et systémique : l’ensemble de la profession agricole est touché et les pertes de récoltes sont en général modérées. Ce profil perdure à horizon 2050. Pour les prairies, le risque extrême climatique est horizontal systémique à climat actuel et évolue vers un profil à la fois horizontal et vertical dans le futur : l’ensemble de la profession agricole est touché et les pertes de récoltes individuelles sont de grande ampleur.
Ces résultats mettent en évidence la difficulté de mutualiser ces risques. Pour faire face au défi du changement climatique, l’agriculture n’aura pas d’autre choix que de s’adapter et le nouveau système de gestion des risques mis en place devra prendre en compte cette adaptation à l’échelle individuelle./
RÉFÉRENCES
1. Cordier, J., Erhel A., Pindard, A., et Frédéric Courleux. 2008. « La gestion des risques en agriculture de la théorie à la mise en oeuvre: éléments de réflexion pour l’action publique », 40.
2. OCDE 2012. Gestion des risques en agriculture : Évaluation et conception des politiques. OECD. https://doi.org/10.1787/ 9789264174795-fr.
3. Boyer, Philippe. 2008. « Assurer les calamités agricoles ? » Notes et Etudes Economiques, no 30 (mars). https://hal.archives-ouvertes. fr/hal-03043063.
4. IPCC. 2022. « Climate Change 2022 : impacts, adaptation and vulnerability ».Cambridge University Press. Cambridge, UK, and New-York, NY, USA.
5. Létard, V., Flandre, H. et Lepeltier, S. 2004. « La France et les Français face à la canicule : les leçons d’une crise ». Rapport d’information au Sénat 195. https://www.senat.fr/rap/r03- 195/r03-19510.html
CITATION
Kapsambelis, D., et al., Estimation des dommages sur les pertes de récolte de la ferme France dans un contexte de changement climatique. In Rapport Scientifique CCR 2022 ; CCR, Paris, France, 2022, pp. 30-33