Modélisation anticipée des dommages dus aux cyclones
(1) Blandine L’Hévéder - RiskWeatherTech
(2) Gilles André - RiskWeatherTech
(3) Léa Boittin - Département R&D Modélisation, CCR
(4) Roxane Marchal - Département R&D Modélisation, CCR
INTRODUCTION
En septembre 2017, le cyclone Irma frappe le nord des Petites Antilles, provoquant des dégâts colossaux à SaintMartin et Saint-Barthélemy. Il rentre dans la catégorie des ouragans les plus puissants enregistrés dans l’Atlantique nord. Les dommages assurés sur ces deux îles consécutifs au cyclone Irma sont évalués à plus de 2 Md€.
Une première estimation des dommages assurés a été réalisée dans les jours qui ont suivi le passage du cyclone, à partir des modèles développés et calibrés chez CCR sur les événements passés. Au vu des montants de dommages générés par ce type d’événement, une meilleure anticipation permettrait d’alerter l’État ainsi que les sociétés d’assurance de l’ampleur de la catastrophe à venir. CCR souhaite donc mettre en place une veille cyclonique automatisée en mesure de générer une alerte plusieurs jours auparavant lorsqu’un cyclone s’approche d’un territoire ultra-marin. Ce système d’alerte doit permettre, lorsque la trajectoire la plus probable croise un territoire couvert par le régime Cat Nat, de mettre en œuvre des simulations anticipées à fine échelle spatiale et de simuler les vitesses de vents et cumuls de précipitations. Ces prévisions à fine échelle des aléas météorologiques permettront la modélisation des dommages assurés liés aux inondations et au vent jusqu’à 4 jours avant la catastrophe, avec un intervalle de confiance intégrant l’incertitude sur la trajectoire.
La chaîne opérationnelle se décompose en deux phases : la première est un système d’alerte précoce (SAP) qui alerte CCR d’un événement cyclonique dont une des trajectoires possibles croise un territoire ultra-marin ; la seconde, déclenchée si l’alerte se confirme, est une descente d’échelle de l’aléa et une prévision des dommages assurés à J-4 puis à J-1. Cette deuxième phase s’articule en deux parties : la simulation atmosphérique puis celle des aléas avec les modèles CCR. Les prévisions atmosphériques à fine échelle sont réalisées par RiskWeatherTech (RWT) via une descente d’échelle avec le modèle WRF[1] à partir des prévisions du modèle météorologique américain (GFS[2]).
Elles fournissent les données d’entrée aux modèles d’aléas CCR (ruissellement et vent), eux-mêmes croisés avec la vulnérabilité, permettant d’effectuer l’estimation des dommages. Les territoires couverts sont les îles des Antilles (Saint-Martin, Saint-Barthélemy, Guadeloupe et Martinique), Mayotte, l’île de la Réunion et l’Europe (pour traiter les éventuels medicanes).
MÉTHODOLOGIE
L’architecture de la chaîne opérationnelle de suivi et de modélisation de l’activité cyclonique est composée de trois unités : (1) un système d’alerte précoce (SAP) ; (2) en cas d’alerte cyclonique prolongée, une descente d’échelle à moyenne résolution réalisée pour deux trajectoires cycloniques, à savoir la plus probable et la plus risquée ; (3) en cas d’alerte renforcée, une descente d’échelle à haute résolution est réalisée 24 h avant que le cyclone ne touche l’île.
Le SAP tourne quotidiennement sur chaque bassin océanique en période cyclonique (de mai à novembre pour les Antilles et d’octobre à mars pour l’île de la Réunion). Il est basé sur l’utilisation des prévisions ensemblistes[3] du modèle atmosphérique américain, le GEFS[4], composé d’un ensemble de 30 prévisions météorologiques.
Chaque matin, les prévisions des 30 membres du GEFS sont rapatriées pour les cinq jours suivants et des cartes mondiales de risque sont élaborées pour l’inondation et les vents forts sur la période de 5 jours (Figure 1). Le seuil du risque vent est fixé à 90 km/h. Le seuil du risque inondation est fixé à un cumul journalier supérieur à 120 mm. Les régions en période cyclonique sont sélectionnées et une alerte vent ou inondation est émise si au moins 10 % des membres dépassent le seuil d’alerte sur le territoire. Un email est envoyé automatiquement à l’équipe de modélisation des risques naturels de CCR, avec une carte de probabilité du risque sur le territoire en cas d’alerte vent ou inondation.
Figure 1 – Description du SAP
En cas d’alerte cyclonique prolongée, correspondant à 3 jours consécutifs d’alerte vent, la phase 2 est déclenchée. Deux trajectoires parmi les 30 trajectoires possibles du cyclone dans l’ensemble de prévisions du GEFS sont sélectionnées : la trajectoire la plus à risque pour le territoire et la trajectoire la plus probable. Pour chacune de ces deux trajectoires, une descente d’échelle est réalisée avec le modèle atmosphérique WRF à la résolution de 4 km, sur une période de 5 jours afin de couvrir le passage du cyclone sur l’île (Figure 2).
Les simulations WRF sont effectuées sur un cluster de calcul et nécessitent l’utilisation conjointe de 288 CPUs. Les données de précipitations et de vent en sortie de la simulation WRF à 4 km de résolution sont stockées à la fréquence horaire et sont utilisées par CCR pour évaluer le risque cyclonique potentiel pour le territoire à J-4 (Exemple du cyclone Batsirai sur l’île de la Réunion sur la Figure 3).
Enfin, en cas d’alerte renforcée, la prévision de la trajectoire du cyclone devient relativement fiable 24 à 48 h avant que celui-ci ne touche l’île. Une deuxième simulation de descente d’échelle avec WRF est réalisée, cette fois-ci à une résolution plus fine, de 1 km, afin d’être en mesure d’évaluer les dommages assurés avec une précision suffisante (Figure 4).
Les données de précipitations et de vent fournies par cette simulation sont ensuite intégrées dans les modèles d’aléas CCR ruissellement et vent puis dans les modèles de dommages afin d’avoir les premières estimations des montants de sinistres attendus.
# débordement
# inondations
# grands fleuves
# changement climatique
Figure 2 – Configuration du modèle WRF pour la phase 2. Les simulations GEFS étant à 50 km de résolution, la configuration WRF est constituée de deux domaines emboîtés à 12 km et 4 km de résolution. La simulation sur le domaine à 12 km de résolution sert à forcer la simulation finale sur le domaine à 4 km de résolution.
Figure 3 – Configuration du modèle WRF pour la phase 2. Les simulations GEFS étant à 50 km de résolution, la configuration WRF est constituée de deux domaines emboîtés à 12 km et 4 km de résolution. La simulation sur le domaine à 12 km de résolution sert à forcer la simulation finale sur le domaine à 4 km de résolution. Simulation de la trajectoire la plus probable et de la trajectoire la plus à risque à J-4 pour le cyclone Batsirai passé à proximité de l’île de la Réunion en février 2022.
Figure 4 – Simulation de la trajectoire la plus probable à J-1 pour le cyclone Batsirai passé à proximité de l’île de la Réunion en février 2022.
Figure 5 – Comparaison des valeurs maximales des rafales dans les prévisions des différents modèles à J-1 avant le passage de Batsirai.
RÉSULTATS
En février 2022, la chaîne opérationnelle a été testée lors du passage du cyclone Batsirai à proximité de la Réunion. À J-4, les cumuls de précipitations et les vitesses de vents ont été modélisées à 4 km de résolution pour la trajectoire la plus probable et pour la trajectoire la plus à risque pour la Réunion (Figure 3). À J-1, une deuxième simulation WRF a été réalisée à 1 km de résolution (Figure 4), à partir de laquelle les modèles d’aléas et de dommages CCR ont permis d’estimer les dommages à hauteur de 33 à 45 M€ pour la trajectoire la plus probable et les conditions météorologiques associées.
Le 2 février 2022, l’île de la Réunion a été placée en alerte rouge cyclonique à 16 h, heure locale. Ce cyclone de catégorie 4 est passé suffisamment loin au nord de l’île de la Réunion, ce qui a engendré des dommages mineurs pour un cyclone de cette catégorie.
Il est cependant intéressant de comparer les prévisions du GFS utilisées dans la chaîne opérationnelle avec les prévisions des autres modèles disponibles : ICON le modèle allemand, ECMWF le modèle européen et ARPEGE et AROME les modèles français. 24 h avant le passage du cyclone à proximité de l’île de la Réunion, les trajectoires des différents modèles ainsi que l’estimation de l’intensité des vents forts et du cumul de précipitations sont encore assez différentes (Figure 5).
CONCLUSION
Cette chaîne opérationnelle de veille de l’activité cyclonique, réalisée en collaboration avec RiskWeatherTech, permet de suivre en temps réel l’évolution des cyclones dans les différents bassins océaniques couverts par le système mis en place. Ce processus encore en phase de test, doit permettre d’anticiper les zones les plus touchées par les aléas vent et précipitations intenses (ruissellement) et les dommages consécutifs. L’objectif de CCR étant d’anticiper un événement majeur pour alerter les pouvoirs publics et les assureurs le plus en amont possible. Du fait de l’incertitude dans les trajectoires modélisées plusieurs jours à l’avance, ce système, une fois en place, doit être testé et validé avant d’être utilisé opérationnellement./
LES PARTENAIRES
RiskWeatherTech et CCR sont partenaires, notamment dans le cadre des projets relatifs à la modélisation des conséquences du changement climatique sur les pertes assurées. Quant au bureau d’étude indépendant Atmoterra, ce projet a permis d’enclencher une première collaboration lors du montage du projet Actuarial modelling of financial losses from Flood Risk in Morocco - Selection nº 1267599, Banque Mondiale et de son développement.
RÉFÉRENCES
1. WRF (Weather Research and Forecasting Model) est un modèle méso-échelle développé par le NCAR.
2. GFS (Global Forecast System) est le modèle de prévision météorologique du National Weather Service des États-Unis.
3. La prévision d’ensemble est une technique de prévision météorologique à l’aide de modèles numériques de prévision, qui consiste à perturber l’état initial du modèle avec des perturbations inférieures aux erreurs d’observation. En effet, les calculs effectués par un modèle numérique voient leur fiabilité diminuer à mesure que leur échéance s’éloigne du moment des relevés d’observation : ainsi finit-on par atteindre la limite de prévisibilité «brute» d’un modèle, qui est actuellement d’environ 3 jours; c’est pour prévoir le temps au-delà de cette limite que l’on recourt à la technique de la prévision d’ensemble, qui permet d’évaluer un indice de confiance de la prévision et de fournir un ensemble de situations météorologiques possibles au-delà de 3 jours.
4. GEFS (Global Ensemble Forecast System) est un modèle météorologique créé par le NCEP qui génère 30 prévisions différentes, appelées les membres de l’ensemble, afin d’estimer les incertitudes liées à la modélisation atmosphérique.
CITATION
L’Hévéder, B., et al., Alertes cycloniques et prévision des dommages assurés. In Rapport Scientifique CCR 2022 ; CCR, Paris, France, 2022, pp. 54-57