Modélisation anticipée des pertes assurantielles, une application du projet de recherche PICS
(1) Jean-Philippe Naulin - Département R&D Modélisation, CCR
(2) Olivier Payrastre - Laboratoire Eau Environnement, Dép. Géotechnique Environnement Risques naturels et Sciences de la terre, Université Gustave Eiffel
INTRODUCTION
Dans le contexte de la gestion d’un épisode de crue soudaine, l’anticipation et la qualité des informations disponibles jouent un rôle clé dans la prise de décision. C’est cette problématique qu’a abordé le projet ANR PICS, portant sur la Prévision Immédiate Intégrée des Impacts des Crues Soudaines. Ce projet financé par l’Agence Nationale pour la Recherche (ANR) a pu traiter de nombreux aspects allant de la prévision des pluies à partir de modèles météorologiques, à la modélisation des impacts sur le terrain, en passant par la modélisation hydrologique pluie-débit et les simulations hydrauliques pour représenter les zones inondées. Ce projet a également mobilisé un groupe d’utilisateurs regroupant plusieurs acteurs de la gestion du risque inondation, tels que les services de prévision des crues, les Services Départementaux d’Incendie et de Secours (SDIS), les assureurs, la SNCF, etc. pour évaluer les différents outils développés.
Parmi les outils mis en œuvre dans ce projet, CCR a travaillé à l’élaboration d’un modèle de dommages, adapté aux crues éclairs. Contrairement aux modèles développés en interne à CCR, ce modèle a pu bénéficier de données d’aléa issues des organismes impliqués dans le projet, incluant notamment des estimations de hauteurs d’eau à 5 m de résolution[1], et des lames d’eau radar. Le modèle d’impact a également été utilisé avec des données de prévisions de précipitations, issues de modèles météorologiques, afin d’évaluer s’il était possible d’anticiper les montants de dommages à venir et de localiser les secteurs les plus impactés par un événement.
MÉTHODOLOGIE
Calibration du modèle de dommages
Le modèle de dommages fonctionne à l’échelle d’un bien assuré. Pour chaque bien, les dommages sont estimés comme étant le produit entre la probabilité que le bien soit sinistré, son taux de destruction estimé et sa valeur assurée. Cette dernière est une donnée transmise par les assureurs ou encore estimée par CCR à partir des informations disponibles telles que la superficie du bâtiment, sa localisation ou encore son usage. La probabilité de sinistre et le taux de destruction sont issus de modèles, calibrés à partir des sinistres également transmis par les assureurs chaque année. Ces modèles mettent en relation des variables explicatives dépendantes de l’événement (le cumul de pluie, le ratio entre le cumul de pluie et la pluie décennale, ou encore la hauteur d’eau par exemple) et des variables indépendantes de l’événement telles que la hauteur du bâtiment ou la différence d’altitude avec le cours d’eau le plus proche.
Plusieurs modèles ont été testés tels que les régressions linéaires multiples, la méthode Lasso ou les forêts aléatoires. La calibration a eu lieu sur six événements et la validation sur deux autres. In fine, le modèle retenu repose sur une calibration expertisée par régression linéaire multiple. L’expertise porte sur la distinction entre les zones touchées par du débordement de cours d’eau et celles concernées par le ruissellement, ainsi que sur le contrôle des tendances afin de ne pas conserver de modèles contre intuitifs. Les résultats obtenus lors de cette calibration, présentés dans la Figure 1, sont satisfaisants. Il apparait que le modèle de dommage est sensible à l’aléa simulé : la résolution de 5 m du modèle de débordement permet d’obtenir de meilleures performances qu’avec 25 m de résolution, de même que l’utilisation de lames d’eau radar en remplacement de la pluie krigée. Le modèle a néanmoins tendance à surestimer les pertes sur des événements de faible intensité.
Application à partir de prévisions de pluie issues du modèle AROME PI
Les prévisions de pluie issues du modèle AROME PI[2] ont été mises à disposition par Météo-France dans le cadre du projet PICS. Ce modèle permet d’anticiper les pluies à venir jusqu’à 6 h d’échéance et au pas de temps de 15 minutes. Les prévisions sont actualisées toutes les heures. La Figure 2 montre les cumuls de pluie prévus à différents pas de temps pour l’événement du Languedoc en 2018. À 0 h, le modèle prévoyait un événement modéré, puis à partir de 6 h, les prévisions font apparaitre un événement de plus en plus intense.
Ces données ont été implémentées dans la chaîne de modélisation CCR permettant de modéliser le débit des cours d’eau, puis de simuler le débordement à une résolution de 25 m, et enfin de simuler les dommages.
RÉSULTATS
Le premier résultat de cette évaluation est présenté dans la Figure 3. Ce résultat montre que 10 h avant le pic de crue à Carcassonne, le modèle pouvait pressentir un événement significatif à plus de 170 M€. Dans les heures qui suivent, le coût de l’événement va s’affiner pour aboutir le 16 octobre 2018 à un montant de 291 M€. Le montant réel de l’événement a été pour sa part estimé à postériori à 220 M€. Cet écart entre la prévision et l’estimation en fin d’événement est en grande partie dû aux prévisions de pluie qui sont moins précises que les observations radar. Cependant, l’ordre de grandeur des dommages est respecté et ce résultat montre que les prévisions de pluie peuvent être utilisées avec intérêt pour anticiper les dommages à venir. Des sorties spatialisées du modèle de dommages ont également été produites en agrégeant les coûts à une maille de 250 m. Les cartes de dommages ainsi obtenues permettent de prévoir l’évolution temporelle des dommages. Dès minuit, les communes qui vont être frappées le plus durement par l’événement sont détectées par le modèle de dommages.
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Les pertes sont confirmées sur les pas de temps suivants. On notera cependant une exception au niveau de la ville de Carcassonne où les dommages sont surestimés. Cet écart n’est pas lié aux prévisions de pluie mais plutôt au modèle lui-même, qui surestime les secteurs touchés par le débordement de l’Aude. Ceci confirme que le modèle est très dépendant de la qualité de l’aléa simulé.
Un avantage qui ressort du modèle de dommages est qu’il n’est pas focalisé sur les cours d’eau principaux, mais va également considérer les territoires soumis au ruissellement. Ces cartes pourraient donc constituer une information utile pour les gestionnaires de crise, car elles permettent de localiser de façon anticipée les endroits les plus touchés par un événement, en tenant compte de l’ensemble des processus d’inondation, et de la localisation des enjeux.
Le projet PICS a également permis de travailler sur la représentation des incertitudes des prévisions de pluie. Pour cela, de nouveaux produits de prévisions ensemblistes de précipitations ont été proposés par Météo-France, c’est-à-dire des prévisions qui incluent un grand nombre de scénarios. Ces dernières, en alimentant le modèle de dommages ont permis de générer plusieurs scénarios de dommages ayant des niveaux de probabilité différents : un scénario médian correspondant au quantile 50 (50 % de chance de se produire) et un scénario plus sévère correspondant au quantile 90 (10 % de chance de se produire). Les cartes de dommages associées à ces scénarios de prévisions peuvent également être actualisées toutes les heures, et fournissent une information tenant compte du niveau d’incertitude des prévisions.
Figure 1 – Comparaison entre les pertes observées et simulées sur les risques de particuliers occupants d’une maison (les événements du 14/06/2010 et du 09/10/2014 ont été utilisés pour la validation du modèle)
Figure 2 – Cartes de cumul de pluie sur l’événement issues des prévisions du modèle Arome PI à 18 h le 14/10/2018 (en haut à gauche) puis à 0 h, 6 h et 12 h le 15/10/2018
Figure 3 – Superposition de l’hydrogramme de crue à Carcassonne et des pertes simulées à partir des prévisions de pluie AROME PI
Figure 4 – Pertes simulées dans le secteur de Carcassonne sur une maille de 250m pour un échantillon de polices le 15/10/2018 à 0h
LES PARTENAIRES
La réalisation du projet PICS est rendue possible grâce à une subvention de l’ANR (n°ANR-17- CE03-0011). Nous adressons nos remerciements aux membres du projet PICS et du groupe utilisateurs qui ont accepté de s’impliquer dans ce projet.
CONCLUSION
Cette étude réalisée par CCR dans le cadre du projet de recherche PICS a permis de construire une chaîne de modélisation des dommages adaptée aux crues soudaines. Ce travail a permis de confirmer l’importance de considérer conjointement les débordements des très petits cours d’eau, le ruissellement et les remontées de réseau pour modéliser correctement les dommages.
Le modèle de dommages par ailleurs s’est avéré capable d’anticiper des dommages à venir lorsqu’il est alimenté par des données issues d’un modèle de prévisions météorologiques.
Même si ces estimations sont sujettes à des incertitudes importantes, ces incertitudes peuvent être représentées, et ces estimations pourraient donc permettre d’anticiper l’impact d’événements en cours ou à venir en donnant une idée des montants en jeu et des zones touchées.
Cet article ne présente qu’une petite partie de l’ensemble des résultats du projet PICS qui a permis des avancées significatives dans les domaines de l’anticipation des crues soudaines et de leurs impacts. Le projet dispose d’un site web : https://pics.ifsttar.fr où il est possible de consulter les principaux travaux et résultats obtenus./
RÉFÉRENCES
1. Hocini N., Payrastre O., Bourgin F., Gaume E., Davy P., Lague D., Poinsignon L., and Pons F., 2021. Performance of automated methods for flash flood inundation mapping: a comparison of a digital terrain model (DTM) filling and two hydrodynamic methods, Hydrol. Earth Syst. Sci., 25, 2979–2995, https://doi.org/10.5194/hess-25- 2979-2021https://doi.org/10.5194/ hess-25-2979-2021
2. Lovat, A., Vincendon, B., and Ducrocq, V., 2020. Hydrometeorological evaluation of two nowcasting systems for Mediterranean heavy precipitation events with operational considerations, Hydrol. Earth Syst. Sci. Discuss. [preprint], https:// doi.org/10.5194/hess-2020-629, accepted for publication.
CITATION
Naulin et al., Modélisation anticipée des pertes assurantielles, une application du projet PICS. In Rapport Scientifique CCR 2022 ; CCR, Paris, France, 2022, pp. 40-43